A table avec Claude Chabrol

 

Silence on bouffe !

Article publié le 05 Août 2005
Par Jean-Claude Ribaut
Source : LE MONDE

A table avec le cinéaste Claude Chabrol pour quelques confidences entre les cailles rôties et la pintade en vessie

Pour tout autre que Claude Chabrol, cette injonction – qui n’est pas le titre de son prochain film – paraîtrait dépréciative. Mais pour ce cinéaste gourmand qui choisit, dit-on, ses lieux de tournage le Michelin à la main, c’est seulement une invite à « passer aux choses sérieuses », c’est-à-dire à table. Où donc déjeuner avec ce monstre sacré à l’humour fracassant, entre deux tournages de son prochain film consacré au monde judiciaire, sans autre ambition que de partager les plaisirs de la chère et de la conversation ? Chez Michel Rostang pour deux raisons : ce cuisinier fait aujourd’hui figure de classique, un peu à la manière de Chabrol, mais aussi parce qu’il fut enrôlé comme jeune cuistot dans l’équipe de tournage de la Décade prodigieuse (1971), un film tourné avec Orson Welles, dont Claude Chabrol se souvient avec déférence : « Au restaurant, le Beau Site à Ottrot, il commandait à lui seul deux côtes de bœuf pour deux personnes. Il avait un appétit d’ogre !»

Après les amuses bouche, les cailles rôties sur un gratin dauphinois – en entrée excusez du peu ! – montrent que le chef a pris la mesure de son hôte, pourfendeur des mœurs de la bourgeoisie, mais pas de sa cuisine.

C’est le moment des premières confidences. Les parents de Claude Chabrol, qui tenaient une pharmacie à Paris, ont subi peu avant la naissance de leur fils un empoisonnement qui laissa la Faculté perplexe sur l’avenir du nouveau né. Allergique au sein maternel, comme à tout produit laitier, anémié, on lui donna « du sang de bœuf dans le biberon » (sic), pour compenser les diverses carences. Nourri aux premiers temps comme le Minotaure, Claude Chabrol confesse « n’avoir pu avaler un verre de vin ou un morceau de fromage avant l’âge de seize ans. » Sa mère n’entendait rien à la cuisine, la bonne non plus. Deux fois par an, la famille se rendait chez Anastasie, cuisinière hors pair, inventive, qui fascinait le jeune Claude. Son premier souvenir gastronomique, aussi précis qu’insolite, est une « poêlée d’écrevisses sautés à l’huile d’olive. » Bien avant la Nouvelle vague le jeune homme fut donc initié aux prémices de la Nouvelle cuisine ! La Creuse, pays natal de sa famille, où il passe une grande partie de son enfance, ne laissa à Claude Chabrol (né en 1930) aucune grande émotion gourmande. La période ne s’y prêtait guère, même si pendant l’Occupation « l’on n’y manquait de rien.»

Avec le Beau Serge (février 1959), Claude Chabrol qui n’a pas trente ans, rejoint la Nouvelle Vague de François Truffaut, Louis Malle et Jean-Luc Godard, et crée le film d’auteur. Le Beau Serge stigmatise les méfaits de l’alcoolisme. Claude Chabrol gardera pourtant toute son amitié à Maurice Ronet qui déclarait à une époque où l’on soupçonnait le monde du cinéma de ne pas limiter sa consommation de stupéfiant au tabac : « On ne lève pas sa seringue à la santé d’un ami ! » Le succès de ce cinéma créateur résistera pendant une dizaine d’années à la concurrence de la télévision. C’est aussi malgré lui, le cinéma du Gaullisme, au temps de Malraux et de Brigitte Bardot. Si Claude Chabrol n’a jamais songé à consacrer un film à l’art culinaire, la plupart de ses oeuvres, comme Poulet au vinaigre, recèlent des scènes ou la table est l’exutoire des fantaisies  ou des sentiments de ses personnages.

La pintade en vessie, précédée d’un exquis fumet, est bientôt présentée sur le guéridon par le queux en personne. La pintade entière, farcie d’un peu de foie gras et de foie de volaille a été placée dans une vessie de porc avec du vin blanc, du porto et du madère, scellée, puis mise à cuire dans un bouillon frémissant pendant un peu plus d’une heure. Ce bouillon sera utilisé comme un minestrone, servi à part, avec une garniture de petits légumes et un salpicon des hauts de cuisse de la volaille, tandis que le jus contenu dans la poche sera lié au foie gras, mêlé à un sabayon et émulsionné à la minute pour accompagner les suprêmes. Sublime préparation ! Claude Chabrol ne perd pas un geste du manège et bientôt ronronne de bonheur. Il évoque fort à propos le souvenir du grand Jacques Manière, dont il fut l’ami. La Grande Bouffe ? Il n’a pas aimé. Il adapterait volontiers à ce film le mot de Roger Nimier à propos de Swift: (Instructions aux domestiques). : « La littérature anglaise est accrochée au plafond comme un jambon tranquille, mais les jambons sont plus inquiets qu’il ne semble. » Le Festin de Babette ? Esthétisant : « la caille en sarcophage est un plat infaisable ».

 

Claude Chabrol a fait une cinquantaine de films populaires qui flattent le goût du public, bien que secrètement lié à l’école formaliste de Lang, et de Hitchcock. Il se présente d’abord en auteur sarcastique, comme son acteur préféré Jean Poiret, gourmand et gourmet, à qui il fera créer  tardivement un personnage épatant , l’Inspecteur Lavardin, dans « Poulet au Vinaigre ».  Depuis Les Cousins (1959),son premier film à succès, on le dit danseur d’arabesques autour du vide. Dans Landru(1963), il crayonne à grands traits un portrait succulent  d’un personnage que nul ne peut se vanter d’avoir compris. Un petit bourgeois de la Première guerre, courtois, chez qui la réalité des hécatombes  aurait altéré le sens moral et qui devient un ogre. Chabrol dans tout son oeuvre déploie une esthétique de la dérision, une mise à distance avec les Folies Bourgeoises (1976),  dont il est lui-même un des représentants. Une mise à distance aussi avec l’Histoire contemporaine, sans doute une vertu qu’il partage avec Truffaut, dans une époque aussi politisée que celle des lendemains de la Guerre d’Algérie.  Le procès de Landru eut lieu à Versailles au temps du Traité de Versailles. Mandel et Clemenceau (joué à l’écran par Raymond Queneau!) donnent aux procès un écho singulier, dans la presse du temps, pour détourner l’attention publique du fameux Traité. « Je meurs l’âme innocente et tranquille » dit Landru. L’on entend en coulisse le grand rire pataphysique de Claude Chabrol, cinéaste gourmand et pacifiste. L’on mange beaucoup dans ses films, mais d’une manière indiscernable ou conventionnelle. Claude Chabrol est un faux ogre et un vrai moraliste de la table.

Jean-Claude Ribaut