A la façon des Lettres persanes, considérations sur l’alimentation des Français

Lettre XXXVI supplémentaire

De Paris, le 7 de la lune de Moharram.

 

De Usbek à Roxane au sérail d’Ispahan,

Je vous envie, chère Roxane, d’être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés où l’on ne connaît ni la pudeur ni la vertu. De beaux esprits s’affrontent à nouveau sur les sujets les plus minces et parfois les plus graves par le truchement d’étranges lucarnes où chacun des candidats à la prochaine élection du Grand Shah peut à loisir donner un avis incongru sur un sujet d’importance. Les esprits sont si échauffés que la nourriture des sujets du royaume – dont la réputation, chère Roxane, est parvenue jusqu’à vos chastes oreilles – est sujet de disputes qui embrasent les estrades et les lucarnes officielles.

Vous vous souvenez assurément de l’étrange débat sur l’identité des habitants de ce pays provoqué par l’un des Vizirs sur ordre du Grand Shah en l’an 1388 de notre hégire (2010). Un quidam mal intentionné ayant rapporté que plusieurs auberges à l’enseigne de Quick avaient décidé de ne servir à leurs hôtes que des viandes licites – halal, selon notre Coran,   « c’est-à-dire issues de bêtes égorgées têtes tournées vers La Mecque » – s’était vu aussitôt répondre sur la toile, cette lucarne qui protège l’anonymat : « Ben, moi, j’en veux pas de la viande sur laquelle on a procédé au rite d’une religion à laquelle je n’adhère pas du tout… mais pas du tout ! » Un troisième également masqué stigmatisait « un trouble à l’ordre public [qui] appelle une action. » Laquelle grand Dieu ? Celle peut-être que l’on faisait subir aux hérétiques au temps de la Sainte Inquisition en les revêtant d’une chemise de soufre avant d’y mettre le feu ? Faut-il alors comme antidote, rétorquait un autre, « faire bénir la bûche de Noël par le Pape ? »

Ceux dont je viens de parler disputaient en langue vulgaire ; il faut les distinguer d’une autre sorte de disputeurs qui se servaient d’une langue savante : « La vache, le mouton, la chèvre, l’orignal, le poulet, le canard, etc., sont halal [autorisés], mais ils doivent être zabihah [égorgés selon le rite islamique] pour être bons à la consommation », commentait alors un prosélyte. Cette juste opinion, chère Roxane, n’avait fait qu’ajouter à l’opiniâtreté des combattants : « Je suis végétarienne, les carottes halal c’est pas pour demain », écrivait l’une ; « On devrait aussi imposer la charia ! », et encore : « Je ne mangerai plus chez Quick, je suis catholique et français. » Ce dernier rejoignait l’opinion de celui pour qui « être français, c’est tartiner avec délicatesse une fine part de camembert sur une tranche de pain croustillant, le tout accompagné d’un bon rouge qui tache (sic) ». Querelle d’ivrogne, avait prévenu Rabelais, en racontant la guerre picrocholine.

Le débat identitaire sur la cuisine vient d’être relancé dans la campagne électorale par l’un des Vizirs les plus acharnés et tourne à la chasse au mahométan. Comment pourrait-il en être autrement dans ce pays querelleur, où Toulouse, Carcassonne et Castelnaudary prétendent chacun être la patrie du cassoulet ? La gastronomie est le révélateur des pulsions d’un peuple. Beaucoup dénoncent ici ce débat comme un calcul politique destiné à exacerber les passions. Je ne crains rien pour une nation dont l’un des candidats – Jean-luc Mélenchon – a reçu le soutien d’un boucher militant, Yves-Marie Le Bourdonnec, qui se prononce en faveur d’une technique d’abattage unique des animaux qui ne contredise pas les lois du Coran.  Réjouissez-vous, Roxane, en notre sérail d’Ispahan, de savoir que le couscous de nos coreligionnaires du Maghreb est toujours plébiscité dans les cantines des manufactures de France.

La farine, les œufs, la viande halal s’invitent dans la campagne…

La campagne présidentielle vue depuis les cuisines a marqué ces jours derniers une accélération brutale. Le geste d’envoyer un paquet de farine sur la figure de François Hollande, comme les œufs qui visaient, à Bayonne, Nicolas Sarkozy peuvent s’analyser symboliquement le premier, comme un refus d’être roulé dans la farine, le second comme une invite à aller se les faire cuire ailleurs.  «  A eux deux ils auraient pu faire des crêpes » commentait un cuisinier goguenard, Villepiniste sans le savoir. Le Salon de l’Agriculture, porte de Versailles, a été une nouvelle fois le rendez-vous obligé de tous les candidats. Dégustation à toute heure et photo spectacle. Ainsi a-t-on vu, François Bayrou brosser la robe d’une puissante laitière et Marine Le Pen, à contre emploi, prendre un agneau dans ses bras ! Mais la tension est montée d’un cran, lorsque le ministre de l’intérieur a affirmé que faire voter des étrangers dans un conseil municipal c’était rendre obligatoire la viande halal dans les cantines scolaires ! Le ministre ne pouvait ignorer qu’en 2004 l’hôtel Matignon avait lancé un appel d’offres auprès des traiteurs, les invitant à chiffrer la fourniture de  « cocktails et buffets déjeunatoires ou dînatoires concernant les prestations dites spécifiques de type casher et halal (sic)» Ces références implicites, tant au Lévitique XI, qu’à la 5ème Sourate du Coran, constituaient à l’époque une première, car jusque là, les observances alimentaires religieuses ou le régime médical des hôtes du Premier Ministre étaient réglés par le service du protocole. Aux traiteurs dorénavant, de s’assurer du respect des rituels d’abattage des animaux sans étourdissement préalable, par des « sacrificateurs » dûment habilités, soit par le Grand Rabbinat, soit par l’une des Grandes Mosquées de France ! Démonstration qu’en politique « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ! » reste d’une cruelle actualité. L’appel d’offres de Matignon, cependant, n’indiquait ni si ces prestations étaient concomitantes ou successives, ni si elles obéissaient à un souci œcuménique ou communautariste. Leur officialisation risquait cependant d’ouvrir la voie à des situations cocasses si le Premier Ministre s’avisait de recevoir en même temps des Sikhs carnivores du Penjab et des Jaïns ovo-lacto-végétariens du Nord de l’Inde ou encore des Inuits qui ne se nourrissent que de caribou ou de chairs de phoque, de morse ou de béluga (riches en oméga 3) obligatoirement cuites dans un ustensile de stéatite. Cette affaire reprise depuis par François Fillion (sur Europe 1) incite à prendre un peu de hauteur et rouvrir le Catéchisme du Japonais (in Dictionnaire philosophique de Voltaire. 1764) dans lequel un Indien et un Japonais débattent des mœurs de table et des interdits religieux. L’Indien s’étonne du fait que l’empire du Japon possède douze factions de cuisine : « Vous devez avoir douze guerres civiles par an ? » Le Japonais lui répond qu’à la table du cuisinier pacifique chacun  est libre de manger ce qui lui plait « lardé, bardé, sans lard, sans barde, aux œufs, à l’huile, perdrix, saumon, vin gris, vin rouge. » L’Indien insiste : « Mais enfin il faut qu’il y ait une cuisine dominante, la cuisine du roi. » Le Japonais admet : « Il n’y a que ceux qui mangent à la royale qui soient susceptibles des dignités de l’Etat, tous les autres peuvent dîner à leur fantaisie mais ils sont exclus des charges […] Le dîner est fait pour une joie recueillie et honnête, et il ne faut pas se jeter les verres à la tête. » Depuis Voltaire, le progrès a rétréci le globe, mais il n’a pas eu raison des barrières, fussent-elles électorales, qui divisent encore ses habitants.